Warren Buffett est un homme aux habitudes simples – du coca au petit déjeuner, une vieille maison à Omaha – mais avec une opinion bien arrêtée sur Wall Street. Dans ses propres mots :

« La seule chose que je peux garantir, c’est que plus d’argent sera gagné selon les conventions de Wall Street par des personnes qui facturent des frais élevés et touchent des carried interest, que par ceux qui investissent l’argent. »
Une observation acérée. Il n’est pas certain que Warren Buffett parlait spécifiquement du private equity ; il pourrait aussi bien faire référence aux hedge funds. Mais dans d’autres déclarations également, il s’est montré, disons-le franchement, plus que sceptique.
« En private equity, ils vendent l’entreprise dès qu’elle est bien polie. Nous, nous préférons la posséder pour toujours. »
Les gestionnaires de private equity peuvent néanmoins avoir de la répartie. Voici une citation de José E. Feliciano (Clearlake Capital) : « Notre période de détention est suffisamment longue pour être significative, mais suffisamment courte pour imposer de la discipline. »
Jetons donc un coup d’œil aux périodes de détention : Berkshire vs PE vs le marché boursier :
La période de détention préférée de Buffett est « pour toujours » – et dans certains cas, il le pense vraiment. Il a acheté Coca-Cola en 1988, American Express en 1993, et les détient toujours plus de 30 ans plus tard. Ce n’est plus un investissement, c’est un mariage.
Chez Berkshire, la durée moyenne de détention dépasse 10 ans pour les participations majoritaires, et souvent plus de 15 ans pour les positions cotées. Exemple : sa participation dans Moody’s remonte à 2000.
En private equity, la durée moyenne de détention est de 4 à 7 ans. Il existe des exceptions (certains fonds long hold ou véhicules secondaires), mais dans la structure classique en fonds fermés (durée de 10 ans), il faut sortir à temps. Toutefois, une évolution se dessine depuis quelques années : les fonds conservent plus longtemps certains de leurs « star assets », notamment via les « continuation vehicles » où le fonds revend l’entreprise à d’autres investisseurs mais réinvestit lui-même de manière significative.
Hg est par exemple présent dans Visma depuis 2006, soit depuis 19 ans – une vraie vision à la Buffett. Ces continuation vehicles sont controversés dans le monde du private equity. Les critiques y voient une manière de générer des sorties lorsque le marché est lent. « C’est facile de se vendre à soi-même », dit-on. Les fonds défendent au contraire leur volonté de rester dans des entreprises qu’ils connaissent bien et qui, selon eux, peuvent continuer à croître pendant 5 à 7 ans. Le prix est d’ailleurs généralement fixé par un tiers, souvent un autre fonds de private equity, peu enclin à surpayer.
Côté boursier, la durée moyenne de détention dans les fonds actifs est tombée à 18 mois – 2 ans selon Morningstar. Les fonds indiciels (trackers) conservent techniquement leurs positions indéfiniment, mais sans sélection ni implication.
Parlons maintenant des frais.
Les fonds de private equity appliquent généralement un système de rémunération standard :
Frais de gestion : 1,5% à 2% par an, calculés sur le capital engagé ou investi.
Carried interest : 20% du gain au-dessus d’un rendement préféré ou « hurdle » de 8%.
Autrement dit : un gestionnaire peut conserver 20% du rendement excédant le rendement moyen historique du marché (ces 8%).
Warren Buffett comprend bien le potentiel lucratif de ce modèle. À ses débuts, avec les Buffett Partnerships, il facturait lui-même un carried interest de 25% au-dessus d’un hurdle de 6%. Aucun gestionnaire de fonds n’oserait proposer cela aujourd’hui.
Le private equity fait-il effectivement mieux que le marché ?
Il existe des preuves empiriques assez constantes que le private equity – pour peu qu’on investisse dans les meilleurs fonds – surperforme les marchés publics. Quelques chiffres :
Selon Burgiss (source de données largement utilisée par les investisseurs institutionnels), les fonds de buyout ont généré entre 2000 et 2020 un TRI net de 13-15%, contre un équivalent en marché public (PME) d’environ 8%. Berkshire Hathaway a également battu le marché avec un TRI moyen de 9,9% sur la même période.
Nuance : beaucoup de ces performances sont gonflées par un biais de survivance. Les mauvais fonds disparaissent, les bons lèvent un nouveau fonds – ce qui fausse les statistiques. Mais même corrigé, l’écart subsiste.
Par ailleurs, en private equity, le capital est investi graduellement – sur 5 ans environ – alors qu’un investissement chez Berkshire est immédiatement à l’œuvre.
Les investisseurs professionnels en private equity y remédient en investissant chaque année dans de nouveaux fonds. Après quelques années, les distributions des anciens fonds financent les nouveaux investissements. C’est ce qu’on appelle, dans le jargon, « compounder ».
Tant le private equity que Berkshire Hathaway sont en essence des machines à composer. Non par des coups de génie, mais par discipline, répétition et bon usage des flux de trésorerie.
Le private equity fonctionne en cycles : lever des fonds, acheter des entreprises, les améliorer, les revendre – puis recommencer. Les meilleurs le font génération après génération. Le carried interest du fonds I est réinvesti dans le fonds II. Les équipes restent stables, les processus s’affinent. Ça s’accumule.
Berkshire fait pareil, mais sans pression de sortie. Les liquidités des assurances (le « float »), les dividendes, les profits – tout est réinvesti en interne. Pas de roadshows, pas de nouveaux fonds, pas d’appels trimestriels. Juste de la réallocation.
Le PE doit vendre pour composer. Berkshire n’y est pas contraint. Mais le moteur est identique : générer, réinvestir, répéter. Pour citer Stephen Pagliuca de Bain Capital :
« Le private equity ne dort jamais. Il compose. »
Chez Berkshire comme dans les plus grands fonds de private equity, plus la montagne de capital grandit, plus il est difficile de trouver du rendement. Un fonds de 25 milliards ne peut plus investir dans des spécialistes du mid-market – il faut chasser des mastodontes. Berkshire pèse 850 milliards de dollars en bourse, dispose de plus de 150 milliards de cash, et trouve peu de cibles assez grandes et rentables. C’est pourquoi chez Top Tier Access, nous préférons souvent allouer aux bons fonds midcap.
Mais Berkshire Hathaway, à bien des égards, n’est pas si différent d’un fonds de buyout. Quelques parallèles :
Implication opérationnelle
Buffett a toujours été perçu comme « hands-off », un actionnaire silencieux qui fait confiance au management. Mais son successeur Greg Abel est plus proactif – une approche proche du private equity. Berkshire a récemment vendu des actifs (notamment des participations dans l’énergie) selon une logique PE : monétiser, réallouer, optimiser.
Pouvoir de fixation des prix
Le PE recherche des entreprises avec du « pricing power ». Buffett parle de « douves économiques » – comme See’s Candies ou Geico. Rien de bien différent : les revenus récurrents et le pouvoir de prix sont recherchés partout.
Leverage
L’image de Buffett comme apôtre anti-dette est trompeuse. Berkshire utilise bien la dette – avec précaution. Plusieurs de ses opérations sont financées via des obligations bon marché ou ses filiales riches en cash. Le PE utilise le levier plus agressivement, souvent 40-60% de dette. Dans les deux cas : effet de levier sur les rendements.
Autre point commun : la concentration des portefeuilles.
Berkshire est très concentré. Les 5 premières positions (Apple, Bank of America, Coca-Cola, American Express, Chevron) représentent plus de 75% de la valeur du portefeuille coté. Côté participations totales, une vingtaine de sociétés (Duracell, BNSF, GEICO, etc.) – avec un focus sectoriel sur la consommation, les finances, les infrastructures.
Un fonds de buyout de 1 milliard investit typiquement dans 10 à 15 sociétés. On en voit parfois une trentaine, mais c’est l’exception. Le PE est moins exposé à la consommation ou aux banques, plus orienté vers les services B2B, la santé, l’industrie et la tech.
Comparez cela aux fonds boursiers ou aux trackers, qui détiennent souvent des centaines de positions. Là, la diversification est l’objectif principal.
Berkshire et le PE sont deux formes concentrées d’investissement, fondées sur l’analyse approfondie et la propriété active. Ils achètent avec conviction, pas pour diversifier.
Autres similitudes :
Actionnariat actif : Berkshire nomme les CEO de ses filiales et a souvent un accès direct dans ses participations cotées. Le PE siège presque toujours au conseil et participe aux décisions stratégiques.
Origination & structuration : Buffett fait ses propres deals, comme le PE. Berkshire a investi dans des dizaines d’entreprises non cotées comme BNSF Railway, GEICO, Duracell, Dairy Queen, Lubrizol, McLane, Berkshire Hathaway Energy, Clayton Homes, etc.
Discipline de sortie : Berkshire vend rarement, mais le fait de manière rationnelle (ex. IBM). Le PE est obligé de vendre – via IPO, M&A ou ventes secondaires. Même logique : maximiser la valeur.
Pour conclure, les gestionnaires de private equity peuvent aussi avoir de bonnes formules. Quelques exemples :
Robert Smith (Vista Equity) :
« Chaque tableur ment… tant qu’on ne dirige pas l’entreprise. »
William Conway (Carlyle) :
« Le marché public, c’est du speed dating. Nous préférons les mariages arrangés. »
Henry Kravis (KKR) :
« Je préfère le cash-flow au charisme. »
Conclusion
Buffett n’a peut-être jamais été officiellement un gestionnaire de private equity. Mais il en a souvent eu l’attitude : vision long terme, participations concentrées, allocations stratégiques et préférence pour les entreprises rentables, à échelle et à pricing power.
On pourrait l’appeler un fonds de buyout avant l’heure – avec un peu plus de Coca-Cola.
Sam Desimpel, Managing Partner Top Tier Access
